05.01
La matérialité du monde est une mélancolie désormais.
Elle est devenue métaphorique ou figurée : un selfie du réel, une story floue, un snap qui s’efface… Quand elle trouve encore une place, c’est pour revenir sous forme méticuleuse et simulée, à coups de modélisation 3D et de rendus hystériquement réalistes, comme s’il fallait rendre grâce ou hommage, sous une culpabilité discrète, à ce que nous avons soigneusement assassiné. Red Dead Redemption.
Ce qu’on voit circuler dans les avenues de San Francisco, et plus encore dans l’Amérique rurale, sont les derniers blocs de virilité qu’on avait cru réservée aux hommes alors qu’elle préfigurait plus subtilement, en nous offrant cette armature de métal pour exosquelette, une manière d’humain augmenté. Sans doute la voiture traduisait-elle déjà ce ressenti inconscient d’un corps trop peu habité pour s’affirmer sans son enveloppe carrossée, plus assez vif pour exprimer sa puissance sans cheval-moteur, sans piston démesuré, et qui retardait sans pouvoir le conscientiser sa déliquescence future. Cette pulsion est toujours présente, ce n’est pas vraiment fini ? Vous avez raison : c’est juste has been. L’ère de l’information a dissous nos bolides dans un trait de lumière.
Ce qui arrive après ne se conduit plus, ne se dompte plus. Pas plus ne se bricole ou répare – ce sain plaisir des mécaniciens du dimanche. Ne permet plus l’expression d’un style de pilotage qui signait un rapport au monde – agressif, coulant ou classieux – même si la boîte automatique américaine avait déjà en grande partie robotisé l’art de conduire. Ce qui arrive s’appelle la voiture autonome, the driverless car, et n’est qu’un bulbe autoguidé qui vous soumet à ses algorithmes. Avec pour seul horizon l’exact antipode de la liberté des seventies : une sécurité totalitaire et maladive face à laquelle nous sommes sans argument.
A partir du moment où la quantité de vies sauvées prime ontologiquement sur la qualité des vies qu’on mène (leur richesse, leur noblesse, leur joie ou leur intensité), alors toute discussion s’absout dans la computation statistique.
En arpentant San-Francisco, j’ai découvert ces voitures au design postmoderne, compactes et trapues, siglées Waymo, qui sillonnent sans discontinuer la ville. On les repère partout, dans toutes les zones, tous les quartiers. Elles sont blanches comme l’innocence perdue de la liberté de les conduire. Elles exhibent leurs capteurs et leurs radars aux quatre angles du véhicule et une sorte de tourelle de tir sur le toit dont on se demande qui elle vise.
A l’intérieur, des humains à moitié vigiles, avachis derrière un volant qu’ils ne tiennent pas, roulent sans relâche pour alimenter l’immense golem de data qui rendra à terme ces voitures autonomes. Je devrais écrire : « se font rouler sans relâche » puisque la « voie » moyenne, en grammaire comme sur la route, est notre nouveau passif…
Des millions d’heures de conduite humaine pour apprendre à la machine et aux algos les bons réflexes. Puis des millions d’autres pour qu’elle s’entraîne elle-même sous le contrôle vaseux d’un zombie assis dans l’habitacle et censé parer à ses bugs. Comme si l’on tenait absolument à nourrir, jour après jour, milliards investis après milliards, notre futur servitude volontaire.
Sur son site, la société Waymo, spin-off de Google, nous vend une émancipation reconquise sur le temps de conduite. Un temps « libéré » qui sera aussitôt re-siphonné pour travailler dans ce nouveau bureau roulant. Ou qui sera vampirisé par un nouveau binge watching automobile, un gavage d’écrans, là où notre temps de cerveau disponible pouvait trouver dans la conduite quelque instant d’hiatus, quelques temps mort précieux au feu rouge où faire monter en soi la présence de nos enfants ou tout simplement un souvenir oublié, une promesse, une idée qui s’éveille. C’était la beauté paradoxale de ces pratiques : l’ennui au volant suscitait des poussées inconscientes de désir, et parfois même l’envie de réfléchir pour ne plus subir le vide.
La voiture autonome est une industrie sans idée.
Elle ne fait que marchandiser et monétiser une pratique ordinaire qu’on opérait jusqu’ici par nous-mêmes, avec nos propres capacités cognitives et gestuelles, notre finesse et nos agilités.
L’innovation dans le capitalisme consiste 95 fois sur 100 à décalquer dans tous les champs d’activité possibles une poussée anthropologique de fond : passer de la puissance au pouvoir. Autrement dit : de la capacité humaine à faire, directement et sans interface, avec ses seules facultés cérébrales, physiologiques et créatives, à la possibilité de faire faire, qui est la définition primaire du pouvoir. Faire faire à l’appli, au Smartphone, aux algos, aux IA, aux robots… Comme on fait faire aux femmes, aux Arabes, aux esclaves, aux petites mains, aux sans-papiers sur leur vélo, ou tout bonnement à ses subordonnés hiérarchiques, ce qu’on ne veut pas condescendre à faire : ici se tient le pouvoir.
Faire faire nous l’avons consenti pour notre aptitude à mémoriser (avec les moteurs de recherche), à nous orienter (avec le GPS), à improviser (qu’on appauvrit à coups de réservations et d’applis de planning), à rencontrer quelqu’un (qu’on délègue aux algorithmes), à apprendre une langue ou à établir notre propre programme de sport – j’arrête ici une liste diluvienne qui arroserait quasiment tout le spectre de l’activité autrefois humaine – bref nous l’avons fait pour à peu près tout ce qui relevait encore, quelques décennies auparavant, de nos puissances personnelles.
Nous allons donc sous-traiter, déléguer et externaliser aux intelligences artificielles notre faculté de conduire un véhicule… Soit !
On voit bien ce qu’on y gagne : une énième paresse. Un soulagement, un lâcher-prise. Une douce démission. Plus besoin de vigilance, d’attention minimale, de construction mentale d’un trajet, plus besoin même de regarder la route, de se représenter la ville, d’aviser les gens sur les trottoirs, d’appuyer sur une pédale ou de tourner le volant. La voiture autonome le fait à ta place et toi tu vas jouer sur ton téléphone au jeu de la Pastèque.
Alain Damasio – Vallée du silicium