L’image est là, dans la tête, noir et blanc d’un monde ancien où je me repose des vanités actuelles : Jacques Anquetil 1957. Il a 23 ans, c’est le Tour de France, l’année de sa première victoire, et il m’apparaît comme ça : seul au milieu de la route avec la foule amassée sur les bords et trois motos qui lui font cortège, pleins phares sous un ciel de brume, l’image le fixe dans l’effort à pleine vitesse, assis, ou plutôt couché sur son vélo, dans une position qui tient de l’oiseau de proie et de la danse chinoise : reins cassés, dos incroyablement plat, tête rentrée dans les épaules, visage taillé au couteau, nez, pommettes, menton, des yeux clairs, très clairs, rivés vers l’avant, la bouche à peine entrouverte, et le reste qui invente une géométrie de l’élégance : bras en parfait angle droit, mains en bas du guidon, de longues jambes au galbe accusé, aux veines saillantes, et du bout des pieds, lanières serrées jusqu’au sang, la pression sur les pédales, toute la puissance concentrée et rassemblée, le point de fuite. Jacques Anquetil 1957 : l’image est là, elle vit en moi, souvenir et obsession se mêlent, mais j’ignore si elle a jamais existé ainsi.
Dans la course à vélo, quelque chose sépare le commun des exceptions, qui apparaît sous deux contraintes : la durée et le relief. Dans les deux cas, chacun a pu s’y essayer, on touche aux limites, à ce dont un corps est capable lorsque le cœur s’affole et les jambes brûlent. Et alors, comme en temps de guerre, les rangs se forment : il y a ceux qui renoncent (les raisonnables, les faibles), ceux qui présument (les fous, les orgueilleux) et ceux qui résistent (les exceptions). Anquetil était exceptionnel, on pourrait dire malgré lui, avec cette illusion de l’aisance, même dans l’effort le plus violent, si les ressorts de la volonté, de la bravoure, de l’orgueil, n’avaient élevé le don à sa plus haute expression. On peut y voir une forme de grandeur, mais aussi quelque chose de plus désespéré, de l’ordre de la pulsion de mort.
Le domaine où Anquetil dominait, où il a forgé ses victoires, humilié ses adversaires, plus qu’aucun autre, c’était le contre-la-montre, seule épreuve individuelle d’un sport soumis à des règles d’équipe et à l’anonymat du peloton. Là, sur 40, 50 ou 60 kilomètres, seul contre le temps, seul avec ses limites, il excellait. On a évoqué sa position sur le vélo, idéale pour l’exercice, dans la recherche de vitesse, dans le jeu avec les éléments, la pluie, le vent surtout. Souvent, en le voyant, je pense à l’homme-machine de Marinetti et des futuristes : le corps métallique (dur, phallique, immunisé), la vitesse lente (le temps s’arrête, on le domine), le raisonnement de la technique (pour abolir le hasard).
On a souvent décrit Anquetil comme un loup solitaire. Cette solitude, qui le sublimait sur la route, l’enfermait dans une arrogance aux charmes désuets. Beaucoup de champions de son rang (Merckx, Hinault, Indurain, Armstrong) ont suscité la controverse, le rejet, c’est le prix à payer de la domination, mais aucun n’a semblé en éprouver de jouissance comme Anquetil. En 1957, il arrivait, en France, après la génération de Robic et Bobet, des Bretons de caste, des forçats qui dodelinent de la tête et des épaules, comme le public se plaît à les admirer. De sa génération, bien sûr, il y eut Poulidor, dans la position ingrate, mais fructueuse pour qui cherche les suffrages, du looser au grand cœur, du brave type qui perd avec le sourire. On soupçonne Anquetil, d’une intelligence aussi affûtée que sa silhouette au départ du Tour, d’en avoir beaucoup rajouté dans le contraste, pour entretenir la rivalité, et avec ce plaisir que l’on sait aristocratique de déplaire, lui fils de maçon normand. Alors il serait ce monstre froid et calculateur, qui court pour l’argent, éventuellement la gloire, mais surtout pas pour le public, ce monstre dégoulinant de frustrations.
Je me souviens, au moment de sa mort, de plusieurs pages dans Paris Match. Les photos dataient de quelques années, il prenait la pose dans son château de maître, entouré de ses femmes, le bétail en liberté, des hauteurs et des superficies de patrimoine naturel, la fontaine en marbre et le petit ruisseau qui serpentent dans le jardin, très gentleman-farmer, ancien pauvre qui flamboie, un rien bling-bling dirait-on sous nos latitudes. Je revois ce sourire goguenard, si caractéristique, qu’il promenait sur les pages, d’une photo à l’autre. Frime ? Provoc ? Oui, mais vu comme une dynamique, un moteur, une liberté conquise, et toujours ce plaisir de déplaire.
Ses femmes, je disais. L’histoire ne fut connue du grand public que longtemps après la mort d’Anquetil. Sa fille a écrit un livre, en 2004, où elle raconte l’histoire, le secret de cette famille transgressive : il y a Jeannine, la femme de Jacques, tout en blondeur et pulpe hollywoodiennes ; il y a Annie, fille de Jeannine, d’une vie précédente, que Jacques aima comme sa fille, puis comme sa maîtresse ; et il y a Sophie, donc, fille d’Annie et de Jacques, sous l’autorité bienveillante de Jeannine qui, ne pouvant donner un enfant à Jacques, et sachant que ce manque lui ferait perdre son amour, laissa la chose se faire. Et ils vécurent ainsi d’un amour pluriel, consanguin et consenti, Sophie insiste sur ça, chacun se sentait libre, mais dans la dévotion exclusive de Maître Jacques, sulfureux sultan : « Jacques était un despote éclairé et charismatique, tout en subtilité et finesse, qui n’imposait jamais rien. Il avait une poigne de dictateur, mais il nous aimait profondément : ça change tout. »
La légende d’Anquetil ne serait rien sans l’appétit des ogres qu’on lui prêta et qu’il ne fit rien pour démentir, dans un sport de moine anorexique où les excès se payent, en général, de sévères déboires. L’idée de manquer aux usages élémentaires, on l’a compris, ne pouvait que séduire l’homme d’abondances. Raphaël Géminiani, dit le Grand Fusil, ancien coéquipier puis directeur sportif des belles années, avec sa gouaille et son endurance aux veillées, en fit un conte rabelaisien : les nuits d’opéra avec l’ami Blondin, les hivers de grandes bouffes au château, la promesse d’une tournée des ducs pour l’inciter à l’offensive en cours d’étape, les raids de plusieurs heures qu’il s’infligeait les lendemains de bringue, et puis ce moment surréaliste, un jour de repos pendant le Tour, où il lampa un plateau de fruits de mer et une bouteille de blanc, devant les caméras, alors que le reste du peloton s’évertuait à la prudence et la frugalité. On retrouve dans ses manières l’orgueil de l’adolescent frondeur, mais secrètement blessé, qui s’éprouve dans le défi et le dégoût, façon James Dean, héros de ces glorieuses fifties, auquel il ressemblait un peu.
Juillet 1986. J’ai huit ans, et cette année mon père m’a promis de m’emmener à l’arrivée de l’étape du Tour, à Pau. Pour la première fois, je vais voir les coureurs, en vrai. Je les connais tous, ils s’appellent Claudy Criquielion, Sean Kelly, Lucho Herrera, Steve Bauer, Moreno Argentin (cette poésie des noms oubliés, le plaisir, bien connu des aficionados, de se les rappeler, comme d’un mot savant ou d’une petite amoureuse). Tous les jours je suis l’étape à la télé, et ce que je préfère, quelques minutes avant le direct, c’est la Rétro, comme ils disent à la télé, des images d’archives au filtre jauni, la voix pompidolienne de Jean-Paul Ollivier, l’histoire du Tour comme un prologue à celle de France. On y apprend tout de cette fable épique aux personnages de légende, en proie ou en lutte, vainqueurs ou vaincus, Grecs d’évidence, qui incarnent, tout à fait physiquement, et mieux qu’un acteur dont c’est seulement le métier, une émotion, un sentiment, parfois même une pensée. C’est sans doute là que j’ai vu, ou cru voir, cette image d’Anquetil pendant le Tour 57 que mon père avait suivi l’oreille collée au transistor, comme il me le répétait souvent pour s’étonner de la vitesse du progrès ou déplorer la défaite de l’imaginaire, je ne sais pas. Ainsi je fantasmais une image que mon père avait entendue, à peu près au même âge et dans un rapport également distant de la réalité objective.
Je suis sur les épaules de mon père, au troisième ou quatrième rang derrière la barrière, à une centaine de mètres de l’arrivée, et nous attendons les coureurs. Devant nous, c’est le barnum itinérant de la caravane du Tour, sorte de chenille publicitaire qui ambiance nos territoires avant le passage des coureurs : tocsin des motos de gendarmerie, promotion tapageuse des marques, blondes hôtesses juchées sur les capots d’où elles saluent en sirènes, bidons et casquettes que l’on jette au hasard des mains qui s’agitent, et me voilà, fier comme on peut l’être, coiffé d’une casquette à visière transparente, élastique jaune, marque Renault, la même que Laurent Fignon. Dans le bruit et la précipitation, quelques minutes plus tard, j’aurais à peine le temps de voir les visages comme noircis, déformés par la violence de l’effort, de Bernard Hinault et Pedro Delgado qui arrivent ensemble, après une longue échappée depuis le col du Tourmalet, sous une chaleur de plomb.
Il y a un peu moins de monde à présent. Nous sommes derrière le podium d’arrivée, près des autobus aménagés que rejoignent les coureurs au compte-goutte, en roue libre, dans un commun état d’épuisement, et j’attends le stylo à la main, prêt à tendre ma casquette à visière. Je trouve les coureurs petits et maigres, alors que je les imaginais grands et forts. Ils ont un bronzage bizarre au niveau du torse, des veines très marquées sur les cuisses et les mollets, et quand ils ne sont pas sur le vélo on dirait qu’ils boitent. C’est alors que j’ai senti la main de mon père sur mon épaule : regarde, il m’a dit. Je regarde en direction du podium et je vois : une allure de milord, toilette impeccable, mocassins blancs et chemise à fleurs, souplesse des mouvements, la mèche toujours soignée et ce sourire éternellement goguenard : Anquetil, bien sûr. Je tends ma casquette à visière et mon stylo. Ça c’est un champion, a dit mon père, Anquetil a souri, puis il a signé d’autres casquettes, un peu plus loin, et nous sommes restés quelques secondes à l’observer, avant de revenir à la voiture, en silence : moi en regardant la signature, mon père en étouffant un sanglot.
Le cyclisme ne crée pas seulement des idoles, comme dans les autres sports ou les environs du spectacle, il crée des mythes, une chanson de geste, un savoir-vivre qui n’a rien à voir avec la morale ou la religion. Ici, la grâce apparaît sous des formes contradictoires, par des corps souffrants et pourtant glorieux, intouchables et souvent meurtris. Les coureurs sont des saints et des malades, des surhommes trop humains. Alors, oui, le dopage, bien sûr le dopage. Il disait quoi Anquetil ? « Si l’on veut m’accuser de me doper, ce n’est pas difficile, il suffit de regarder mes fesses, ce sont de véritables écumoires ». Les bouches vertueuses qui prêchent la santé et l’exemplarité, dans un sport comme le cyclisme, ignorent tout de la condition de l’homme au pied d’un col, et de cette zone intermédiaire, après avoir dépassé les limites, dont on revient plus riche de soi mais séparé des autres, comme un explorateur.
De cette zone intermédiaire, où peu s’aventurent, parfois on ne revient pas. Ces dernières années, deux champions, Marco Pantani et Frank Vandenbroucke, sont morts à 34 ans, tous les deux vaincus par la dépression, la solitude, la drogue, l’un dans une chambre d’hôtel de Rimini, l’autre dans une case au Sénégal. Jacques Anquetil, lui, est mort en 1987 d’un cancer de l’estomac. Il avait 53 ans. Quelques jours avant sa mort, il appelle Poulidor et lui dit : « T’as vraiment pas de chance, tu vas encore finir derrière moi. »
Par Vincent Sarthou-Lajus