Un grimpeur maigre. En morceaux secs, arides, ossus. Des mollets d’un feuilleté tendineux. Il traverse la vallée de Chevreuse. Il agit dans le sombre et pactise sous le couvert des bois.
Près des ruines de Port-Royal fleurissent des pentes étroites. Elles font un tremplin vers le ciel. C’est le lieu d’une retraite, un début d’abandon. Beaucoup d’arbres, peu d’humains. La plaine s’effondre sur des solitudes. C’est un paysage en repli où passe les pentes d’un souffle.
On sait qu’il montait vite. Il arrivait dans le dos. Le courtier passe l’ardoise sous la manche ; il effaçaient les pentes d’un souffle.
Il n’existe pas d’image de lui. Il allait vêtu de noir, sans visage et sans voix. Les montées douces et raides étaient sa possession. Il vivait d’exploits gratuits, annulant ses pouvoirs où finissent les ascensions. Au commencement des plaines il s’évanouissait.
Il s’échappait en fantôme des ruines jansénistes.
Il prenait la couleur des foins derrière un mur de grange. Il se transformait en pierre comme les chamans. Il roulait sur un vélo noir comme ses cheveux.
Les coureurs parisiens s’entraînent depuis un siècle dans cette vallée en falaises et en effondrement. La côte de Buc, celles de Saint-Rémy, de Chevreuse, la côte de la Madeleine, celles de Port-Royal et de Châteaufort, la côte des Dix-Sept Tournants, la côte de l’Homme mort. Nombreux l’ont vu filer sur des parodies de monts.
Trois générations ont façonné un portrait en morceaux. Les cyclistes s’accrochaient à sa roue, notant un détail neuf. C’est un fait reconnu qu’il foudroyait assis, le buste immobile. Il allait dix kilomètres plus vite sans un remuement.
C’était un rôdeur fluide.
Il avait surgit une première fois à la fin des années soixante-dix. Il allait sur un vélo noir à six pignons. Il était jeune, mais il roulait plus vieux que son âge. Il avait brûlé l’arrogance dans son sang. Il laissait un sillage calme, ne se retournant pas, suivant comme Quichotte des invisibles. Il doublait large par la gauche. Il évitait l’air du temps.
C’est un sprinteur de Boulogne, foudroyé dans sa roue, qui trouva un surnom.
Le Baron noir.
Les coureurs l’attendaient en groupe, le sourire en coin ; ils gardaient une angoisse au cœur et le doigt sur la manette du dérailleur. Le Baron noir surgissait vite et tôt. Les hommes jeunes se liguaient derrière lui dans des grincements. Saison après saison ; des coursiers en pleine fraîcheur ont sprinté sur son ombre, son morts à son pédalier ; se sont effondrés, poumons en feu, au verdict de ses lèvres closes.
C’était un spectre de feuilletons pour enfants. Il propageait l’onde d’une vengeance. Il donnait la justice sous les arbres, dans les vaux de Cernay.
Son vélo n’émettait pas un bruit, homme et machine allant sur le même serment.
Vingt ans plus tard, le Baron noir était toujours là. Il paraissait moins souvent. Il doublait moins vite les coureurs, mais il les doublait. Un jeune de Corbeil le pistait depuis des mois. Il voulait être le premier à briser le sortilège. C’était en mai. Il allait prendre le chemin du retour. Il avait la nuque douloureuse à force de regarder dans son dos. Comme il entamait la rampe de Choiseul, il entendit le sifflement que les anciens avaient dit. Le sifflement des boyaux de soie.
Le jeune homme se retourna. Le Baron noir était là. Il allait vite et droit. Il ne regardait pas. Le coureur de Corbeil découvrit une peau sombre et creusée, des tempes déjà claires et un rictus où la douleur dormait, sous une glaciation. Le Baron était vieux, il avait plus de quarante ans. Il enroulait un plateau de fort diamètre sur un vélo à six vitesses, à manettes et leviers. Le soir, face à l’entraîneur, le jeunot s’excusa. Il avait tout donné et joué des vingt vitesses à clenche automatique, rien n’y avait fait. Il était temps d’en finir – le vieux se haussait peut-être aux poisons. Le garçon avait eu le temps de relever sur le cadre du Baron un début de lettrages surlignés à la main, frangar quelque chose. Le vieux l’avait décroché. Il n’avait pas eu le temps de voir la fin…